Voici un conte extrait des Contes des vies antérieures du Bouddha, traduits et présentés par Kim Vu Dinh aux Editions Points.

Avant de le lire en voici une introduction :

Diffusés le plus souvent oralement, ces contes sont une voie privilégiée pour transmettre un ensemble de valeurs fondatrices, témoignant de leur capacité à porter un enseignement universel sur la nature humaine. Ainsi en est-il des Jātaka, largement diffusés en Inde ainsi que dans toute l’Asie du Sud-Est et au delà, par des traditions orale, écrite et picturale, dans toutes les régions du monde où les enseignements du Bouddha se sont répandus. Leur caractéristique, surprenante pour le lecteur occidental, est qu’ils se présentent comme les récits des vies antérieures du Bouddha, alors que celui ci était un Bodhisatta, un Bouddha en devenir. Chaque Jātaka raconte une des innombrables vies antérieures du Bouddha, où le Bodhisatta, prenant naissance tantôt sous forme animale, tantôt sous forme humaine et parfois même sous la forme d’un être céleste, fait face à des situations ou des personnages qui l’amènent à développer les 10 qualités (pārāmi1) nécessaires et suffisantes pour devenir un Bouddha.

Le Bodhisatta manifeste des vertus telles que la vérité, la générosité et la sagesse notamment, de façon exceptionnelle, qu’il soit un roi qui exerce la justice avec impartialité afin de faire triompher la vérité, un lièvre qui décide d’offrir son corps pour nourrir un moine mendiant ou encore un ascète qui enseigne à un souverain comment régner avec sagesse. A travers ces Jātaka, on comprend progressivement que ce ne sont pas tant les échecs et les réussites du Bodhisatta qui importent, mais les qualités qu’il développe dans les situations auxquelles il est confronté au cours de ses différentes existences. La recherche du sens de l’existence et des conditions permettant de s’extraire des souffrances de la vie constitue en réalité le thème sous-jacent de ces contes.

Voici le premier conte que j’ai choisi de partager ici.

Les vertus d’un roi

Rājovāda Jātaka

Un jour que le roi de Kosala venait rendre visite au Bouddha, il arriva avec beaucoup de retard. Lorsque ce dernier lui en demanda la raison, le roi répondit qu’il avait été retenu pour rendre la justice dans un cas complexe et difficile. Pour l’exhorter à rendre la justice de façon équitable et impartiale, le Bouddha lui raconta alors l’histoire suivante.

 Il était une fois, lorsque Brahmatta était roi de Bénarès, le Bodhisatta qui fut conçu dans le sein de la reine. Après que les cérémonies appropriées à son état furent accomplies, celle ci donna naissance à un fils. Le jour de la cérémonie d’attribution d’un nom, il fut appelé prince Brahmadatta.

Le prince grandit, et à l’âge de 16 ans se rendit à Takkasilā 2 pour son éducation. Au bout de quelques années d’étude, il maîtrisait parfaitement tous les enseignements qui lui avaient été prodigués et, à la mort de son père, il lui succéda sur le trône. Il régnait avec honnêteté et rectitude, rendant la justice sans égard à son propre intérêt ou ses humeurs. Comme il régnait avec justice, ces ministres exerçaient également leurs fonctions avec justice, et personne ne portait devant la cour de demande indue. Le flot de plaideurs s’était tari au palais. Des journées entières s’écoulaient sans que les ministres n’en voient venir un seul. Les cours de justice étaient vides.

Le Bodhisatta se fit alors la réflexion suivante : « C’est parce que mon gouvernement est juste que les plaideurs ne viennent plus essayer de défendre leur cause. Le vacarme habituel a cessé, les cours de justice sont vides. A présent je dois chercher si j’ai moi même quelque défaut.Lorsque je l’aurai trouvé, je l’éliminerai et pourrai ainsi poursuivre une existence bienfaisante. »

A partir de ce jour, il se mit en quête de quelqu’un qui pourrait lui trouver un défaut. Cependant, parmi tous ceux qui l’entouraient à la cour, il n’en trouva aucun. Il n’entendait que des louanges à son propos. Il pensa : «  Peut-être me craignent-ils tant, qu’ils n’osent pas dire ce qu’ils pensent ? »

Il décida alors de sortir de l’enceinte de son palais. Mais là encore, il n’y avait personne pour lui trouver de défaut. Il entreprit cette fois d’enquêter auprès des habitants de la cité. Mais personne ne lui trouva de défaut, et au contraire tout le monde le couvrait d’éloges. Il sortit donc de la cité et interrogea les habitants des quartiers en périphérie des portes de la cité. Là encore, personne pour lui trouver de défaut, et il n’entendit que des louanges à son sujet. Finalement décidé à parcourir l’arrière-pays, il confia la direction du royaume à ses ministres. Il monta dans son carrosse, accompagné de son seul cocher. Puis il se déguisa en courtisan, et quitta la cité, sa périphérie et traversa tout le pays. Mais même en allant jusqu’à ses frontières, il ne put trouver quiconque pour lui faire des reproches. Tous ceux qu’il rencontrait l’encensaient. Il décida donc de faire demi tour et de retourner à Bénarès par la route principale.

Il se trouva qu’au même moment, Mallika, le roi de Kosala, avait entrepris un voyage pour des raisons similaires. Il était lui aussi un roi juste, à la recherche de fautes qu’il aurait pu commettre. Seulement, parmi son entourage il n’y avait personne pour lui trouver de défaut. N’entendant que des louanges à son propos, il avait lui aussi mené son enquête à travers tout le pays.

Les deux rois se rencontrèrent sur la route qui conduisait à Bénarès. Dans un virage étroit, bordé de chaque côté par deux flancs de coteaux abrupts, leur deux carrosses ne pouvaient se croiser.

– Ecarte ton carrosse de la route ! cria le cocher du roi Mallika à celui du roi de Bénarès.

– Ecarte plutôt le tien ! rétorque le cocher du roi de Bénarès. Dans le carrosse se trouve le grand monarque de Brahmadatta, souverain du royaume de Bénarès !

– Peu m’importe, cocher ! répondit l’autre. Dans ce carrosse se trouve le grand roi Mallika, souverain du royaume de Kosala ! C’est à toi de t’écarter et de laisser passer le royaume de notre roi !

– Et bien, voilà qu’il y a un roi également, pensa le cocher du roi de Bénarès. Que devons nous faire à présent ?

C’est alors qu’une pensée lui vint à l’esprit : il devait s’enquérir de l’âge des deux rois, afin que le plus jeune laisse la place au plus âgé. Il demanda donc l’âge du roi au second cocher. Mais les deux souverains avaient exactement le même âge ! Il eut alors une autre idée. Il interrogea le second cocher sur l’étendue du pouvoir de son roi, sur sa fortune, sur sa gloire, ainsi que sur tous les détails concernant sa lignée, son clan et sa famille. Mais il découvrit que les deux souverains possédaient un royaume de la même taille, que leur pouvoir, leur fortune et leur gloire étaient équivalents et que leur lignée, leur clan et leur famille avaient les mêmes caractéristiques. Il se dit alors que le meilleur des deux hommes devait avoir la priorité. Il demanda donc au cocher du roi de Kosala de citer les vertus de son maître. Le cocher prononça les vers suivants, faisant état des défauts de son roi comme s’il s’agissait de qualités :

Brutal avec la brute, le roi Mallika conquiert le doux avec douceur.

Il maîtrise le bon par la bonté et traite le mal avec rigueur. 

Fais place, fais place au conducteur ! Telles sont les qualités de ce roi !

– Oh ! l’interpella le cocher du roi de Bénarès, est-ce tout ce que tu as à dire sur les qualités de ton roi ?

– Oui, répondit l’autre

– Eh bien si telles sont ses vertus, que doivent être ses défauts !

– Pense ce que tu veux, répondit l’autre. Mais dis nous plutôt quelles sont les vertus de ton roi !

– Ecoute donc, répondit le cocher du roi de Bénarès.

Et il prononça les vers suivants :

Il soumet la haine par la douceur, le mal est conquis par la bonté,

Par la générosité, l’avare est vaincu et aux mensonges il répond par la vérité.

Fais place, fais place, ô conducteur ! Telles sont les qualités de ce roi !

En entendant ces paroles, le roi Mallika et son cocher descendirent du carrosse, détachèrent les chevaux et s’écartèrent pour laisser passer le roi de Bénarès. Puis celui-ci livra ses conseils au roi Mallika.

Il retourna ensuite à Bénarès où il continua à donnée l’aumône. Après avoir accompli les bonnes actions pour le restant de sa vie, le roi Bénarès parti rejoindre les sphères célestes.

Le roi Mallika, quant à lui, prit à cœur la leçon reçue. Après avoir parcouru son royaume en long et en large sans trouver quiconque pour lui faire des reproches, il retourna dans sa cité. Il donna alors l’aumône et accomplit de bonnes actions pour le restant de sa vie, tant qu’à la fin, il partit lui aussi rejoindre les sphères célestes.

1Les 10 pārāmi sont :

Dāna : la générosité

Mettā : l’amour bienveillant et désintéressé

Upekkhā : l’équanimité, l’égalité d’esprit

Paññā : La sagesse

Adhitthāna : la ferme détermination

Sacca : la vérité

Khanti : la tolérance

Viriya : l’effort

Sīla : la moralité

Nekkhamma : le renoncement

2 Takkasilā était à l’époque des récits la capitale de Gandhara, région située dans le nord- ouest de l’actuel Pakistan. Cette cité universitaire était réputée pour la qualité de ses maîtres

Leave a Comment

Your email address will not be published. Required fields are marked *